C’était la guerre.

Tout s’écroulait devant nous, jeunes filles, attachées à nos rêves d’avenir : maisons, écoles, personnes chères, carrières.

Le Seigneur prononçait en actes une de ses éternelles paroles : « Tout est vanité des vanités… »

C’est de la dévastation, complète et multiple, de tout ce qui formait l’objet de notre pauvre petit cœur que naquit notre idéal.

Nous voyions d’autres jeunes, avec un enthousiasme sincère, se lancer pour le salut et l’avenir meilleur de la patrie.

Il était facile de parler d’idéal dans cette vie morte à tout ce qui pourrait attirer, humainement parlant.

Nous sentions qu’un seul idéal était vrai, immortel : Dieu.

Face à l’écroulement provoqué par la haine, apparut de manière éclatante à nos jeunes esprits Celui qui ne meurt pas.

Et nous le vîmes et nous l’avons aimé dans son essence : « Deus caritas est[1] ».

Nos pensées et nos aspirations furent scellées par une autre jeune fille qui en d’autres temps, peu différents des nôtres, sut éclairer de sa lumière divine les ténèbres du péché, et réchauffer les cœurs glacés d’égoïsme, de haine, de rancœurs : Claire d’Assise.

Elle aussi, comme nous, vit la vanité du monde, parce que le « Poverello d’Assise », vivant exemple de pauvreté, l’avait éduquée à « tout perdre pour gagner Jésus Christ ».

Elle aussi, à la Portioncule, fuyant en pleine nuit le château des Scifi et avant même de quitter ses riches brocarts, avait répondu au saint qui lui demandait : « Ma fille, que désires-tu ? » : « Dieu ».

Nous fûmes impressionnés par le fait qu’une jeune fille de dix-huit ans, très belle, pleine d’espérances, sache enfermer tous les désirs de son cœur dans le seul Être digne de notre amour.

Nous aussi, comme elle, nous avons éprouvé un désir identique.

Et nous avons dit : « Dieu est notre idéal. Comment nous donner entièrement à lui ? »

Il nous répondit : « Aime-moi de tout ton cœur… »

Comment l’aimer ?

« Celui qui m’aime observe mes commandements. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Nous nous sommes regardées et nous avons décidé, sans hésitation « de nous aimer pour l’aimer ».

Plus on « vit » l’Évangile, plus on le comprend.

Avant de nous précipiter à la vie, comme les enfants qui se précipitent pour jouer, la Parole de Dieu, bien que n’étant pas complètement ignorantes, n’était cependant pas bien claire à notre intelligence, ni sacrée pour notre cœur.

Or, chaque jour apportait ses découvertes dans l’Évangile qui désormais était devenu notre unique livre, notre unique lumière de vie.

Nous comprenions clairement que tout est dans l’amour, que l’amour réciproque « devait » constituer l’appel ultime de Jésus à ceux qui l’avaient suivi, que le fait de « se consumer en un » ne pouvait pas ne pas être la dernière prière de Jésus au Père, synthèse suprême de la Bonne Nouvelle.

Jésus savait que la très sainte Trinité était béatitude éternelle, et lui, l’Homme-Dieu venu sur terre sauver l’humanité, voulait entraîner tous ceux qu’il aimait dans la « com-Unité » des Trois.

Là est sa Patrie, et la patrie des frères qu’il avait aimés jusqu’au sang.

« Nous consumer en un » : tel fut le programme de notre vie pour pouvoir l’aimer.

Mais là où deux ou plus sont unis en son nom, il est au milieu d’eux.

Nous la sentions, sa divine présence, chaque fois que l’unité triomphait de nos natures rebelles à la mort : présence de sa lumière, de son amour, de sa force.

Jésus parmi nous.

La première petite société de frères, vrais disciples de Jésus, était formée.

Jésus lien d’unité.

Jésus roi de chacun de nos cœurs, parce que la vie d’unité suppose la mort parfaite du moi.

Jésus roi de notre petit groupe d’âmes.

Et nous disions déjà, dès le début : « Oui, l’Évangile est la solution de tout problème personnel et de tout problème social. »

C’était vrai pour nous, devenues un seul cœur, un seul esprit ; ce pouvait l’être pour d’autres, pour tous.

Et ce n’était pas difficile. Il suffisait de mettre dans son propre cœur les désirs que Jésus aurait eus s’il avait été en nous ; penser chaque chose comme Jésus l’aurait pensée ; en d’autres termes, réincarner l’Évangile dans notre vie, accomplir la volonté de Dieu, différente pour chaque personne bien que provenant du même Dieu, comme une multitude de rayons proviennent du même soleil ; et l’unité était faite.

La foi et l’amour, qu’il vivait en nous, nous rapprochèrent des personnes qu’il nous faisait rencontrer chaque jour, et cet amour, spontanément, librement, les attira au même idéal.

Nous n’avons jamais pensé faire de l’apostolat. Ce mot ne nous plaisait pas. Certains en avaient abusé, l’avaient défiguré. Nous voulions seulement aimer pour l’aimer.

Et nous nous sommes rapidement aperçues que c’était cela, le véritable apostolat.

Sept, quinze, cent, cinq cents, mille, trois mille et davantage, les personnes de toutes les vocations, de toutes les conditions. Elles augmentaient chaque jour autour de Jésus parmi nous.

Notre humanité mise en croix par la vie d’unité attirait tous à soi.

Une unité parfaite vivait et vit entre ces personnes désormais répandues dans toute l’Italie et au-delà.

Une unité non seulement spirituelle dans la recherche passionnée d’être un autre Jésus, mais aussi une unité pratique.

Tout est en commun : objets, maisons, aides, argent.

Et la paix est là, le paradis sur terre.

La vie est tout autre. Dans toute la ville, il n’est de bureau, d’école, de magasin, d’entreprise où ne travaille un frère ou une sœur de l’unité.

Ils rayonnent, comme le soleil, la vie de charité qui crée une nouvelle atmosphère surnaturelle, éteint haines et rancœurs. De nombreuses familles se recomposent dans la paix : d’autres commencent leur vie avec l’idéal qu’ils ont accueilli. Nous sommes vraiment au début d’une époque nouvelle : « l’ère de Jésus ».

Tout cela parce que l’unique point de départ, l’unique moyen, l’unique but est Jésus « en » nous. Jésus « parmi » nous.

Jésus, fin ultime du temps et de l’éternité.

Qu’elles se creusent le cerveau, les grandes intelligences, pour trouver une solution au drame d’aujourd’hui. Elles ne la trouveront pas, si ce n’est en Jésus. Non pas seulement en Jésus vécu chacun dans sa propre intimité, mais en Jésus qui règne « parmi » les hommes. Ceux-ci n’ont pas le temps de discuter, parce qu’il fait voir trop clairement, à celui qui est uni aux autres en son nom et qui demeure, « ce qu’il y a à faire » pour redonner au monde la paix véritable.l y a un « porro unum necessarium[2] » pour l’âme dans son rapport avec Dieu.

Il y a un « porro unum necessarium » pour l’âme dans son rapport avec le prochain : l’aimer comme soi-même jusqu’au point de se consumer en un, ici-bas, en attendant la consommation parfaite des âmes dans l’Un, Jésus, au ciel.

C’est la Communauté chrétienne.

Original en italien paru dans la revue « Fides », 48 (1948), n. 10, pp. 279-280

[1] « Dieu est charité, Dieu est amour »

[2] «Une seule chose est nécessaire » (cf. Lc 10,42)

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