Regarder le monde avec les yeux de l’autre

 
Il peut arriver que le vécu et les émotions de chacun amènent à interpréter le même fait de façon totalement différente, et à réagir en conséquence. C’est dans l’espace entre le stimulus reçu et notre réponse que se trouve la clé de notre liberté.

« Je me souviens du choc que j’ai ressenti le jour où j’ai vu ces deux personnes s’isoler dans un coin ». « Je ne m’en souviens absolument pas ! ». Comment est-il possible que face à un événement, un fait réel, il y ait des vécus aussi différents ? L’explication tient au fait que les vécus émotionnels et les faits réels sont deux éléments souvent en tension, et leur interaction est fondamentale pour la compréhension de notre expérience du monde. Nous percevons non pas ce qui existe, mais ce que nous sommes. Notre bagage d’expériences, de vécus, nous conditionne fortement et nous amène à interpréter la même réalité de multiples façons. Qu’a bien pu éprouver celui qui rapporte avoir été choqué en voyant deux personnes se mettre à l’écart ? Comment a-t-il lu cet épisode ? Quelle émotion a-t-il ressentie ? Comment se fait-il qu’une autre personne ayant assisté au même fait ne s’en souvienne pas comme de quelque chose d’important, ou même puisse douter qu’il ait existé ? Dans de telles situations, le risque est de rechercher une donnée univoque de ce qui s’est vraiment passé et d’entrer en opposition entre deux souvenirs différents. En réalité, il est plus fructueux de s’arrêter sur les expériences émotionnelles des deux personnes qui rapportent des souvenirs différents. Des émotions différentes créent des perceptions différentes d’un même fait réel. Si j’éprouve un sentiment d’exclusion pour deux personnes qui se mettent à l’écart, ce sentiment restera ancré dans mon esprit et me fera interpréter ce que je vois comme quelque chose de très douloureux. Si au contraire je n’ai pas ce sentiment, il est probable que je ne me rappellerai même pas cet épisode où deux personnes se mettent à l’écart. A cet égard, les théories cognitivistes sur les émotions développées par les chercheurs S. Schachter e J.E. Singer soutiennent que les pensées jouent un rôle fondamental dans la formation des états émotionnels, puisque l’activation physiologique se produit en premier, et ensuite, la personne doit donner un sens à cette excitation pour l’étiqueter comme émotion. Il est donc fondamental de comprendre ce qui se passe entre un stimulus externe et notre réponse, de manière à pouvoir intervenir dans cet espace qui suit le stimulus et qui précède la pensée, l’émotion et enfin le comportement en réaction. Il faut en outre prendre conscience des filtres et des émotions qui conditionnent nos formulations vis-à-vis de la réalité. En raison des modes de pensée utilisés (attributions, prévisions, évaluations déformées, croyances erronées), on peut ressentir des émotions intenses et perturbantes telles que la peur, l’anxiété, la colère, la tristesse ou la honte, souvent déjà vécues dans le passé et difficiles à gérer dans le présent, dans des situations qui, chez la plupart des personnes, ne suscitent pas une telle activation émotionnelle. Il serait utile de mettre en œuvre une technique d’origine cognitivo-comportementale appelée « restructuration cognitive » qui vise à remplacer les pensées automatiques négatives par d’autres pensées plus appropriées et réalistes, pour aider la personne à gérer efficacement ses états émotionnels douloureux et donc à se comporter de manière plus fonctionnelle (S. Sassaroli et R. Lorenzini). D’autre part, si on ne se confronte pas à l’émotion que l’autre éprouve vis-à-vis du même fait réel, mais si on cherche seulement à vouloir contraindre notre interlocuteur à voir le monde par nos yeux, en essayant de le persuader par une argumentation logique, on ne résout pas la difficulté : il ne s’agit pas de convaincre l’autre, mais de regarder le monde avec ses yeux. Et de choisir ensuite comment réagir par rapport à un stimulus externe qui peut provoquer un choc chez un interlocuteur et de l’indifférence chez un autre. Comme le dit V. Frankl : « Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. C’est dans cet espace que se situe notre possibilité de choisir notre réponse. Et c’est dans notre réponse que se situent notre croissance et notre liberté ». Si nous utilisions mieux cette liberté, nos relations avec notre conjoint, nos collègues et les communautés de tout type dans lesquelles nous vivons seraient tellement plus simples et libératrices !

Auteur : Lucia Coco

Source : Città Nuova