La pierre trouée

Survolant la côte toute bleue du golfe de Beyrouth, je contemplais la ville, récemment ébranlée pas un tremblement de terre, adossée à des collines constellées de milliers de petites maisons. L’avion se dirigeait vers la mer pour prendre de l’altitude et passer, en revenant vers la côte, au-dessus des premières montagnes de Palestine. Je n’imaginais pas alors quelle incidence Jérusalem et les Lieux saints allaient avoir sur moi.

Je ne m’y rendais pas en pèlerinage. Certes, des noms comme Bethléem, Jéricho, Jérusalem, Béthanie, ne me laissaient pas indifférente, mais le but premier de ce voyage était un devoir à accomplir.

Depuis Rome, j’étais en compagnie de quelques amis qui m’accompagnaient dans mon voyage si bien que, lorsque le bimoteur qui nous emportait de Beyrouth à Jérusalem atterrit, après un vol intrépide au-dessus des montagnes du Liban, couvertes de neige, sur laquelle se détachait le Mont Hermon, l’amie qui m’attendait nous fit monter dans deux taxis qui se dirigèrent vers Jérusalem.

La joie de nous retrouver après une longue séparation, l’échange de nouvelles de part et d’autre, m’empêchèrent de me rendre compte du chemin parcouru, quand brusquement on nous invita à descendre, les voitures ne pouvant aller plus avant. Il fallait maintenant continuer à pied.

C’était une vieille rue de Jérusalem, qui montait, entrecoupée de temps en temps de marches de pierre à gravir. Une rue misérable, large peut-être de trois mètres, où résonnaient les cris des marchands qui, de chaque côté, vantaient leur marchandise. Elle exhalait une odeur, mélange de sueur, de saleté, de peaux d’animaux, de fruits parfumés et de pâtisseries multicolores. La foule déambulait, jouait des coudes, vêtue des costumes les plus variés de l’Orient et de l’Occident. Les boutiques étaient installées sous les arcades des maisons antiques, presque dans des sous-sols, sous de vieilles voûtes qui rendaient l’atmosphère encore plus sombre. Avec la foule bigarrée, avec les mouches qui bourdonnaient autour des gâteaux, il y avait aussi chèvres et moutons. Sous le turban de couleur blanche dénoué, des visages d’hommes sombres, plus ou moins résignés à cette vie de misère. Des visages invisibles de femmes aussi, couverts d’un voile noir.

Nous montions, et tout au long de ce bazar, de temps en temps, l’ami – notre ami aussi désormais – nous indiquait une porte un peu plus propre que les autres, porte de chapelle sans doute, bien que fort peu de choses la distinguât des maisons voisines, et nous disait : « Voici une station, ici la troisième, là la quatrième… Ici Jésus rencontra Marie, là Simon de Cyrène … »

De toute évidence, cette rue était la via crucis, le chemin de croix que Jésus parcourut jadis. Et elle était demeurée une via crucis pour ceux qui y habitaient et ceux qui y passaient.

Quelques mètres plus loin, on nous annonça : « Nous sommes arrivés au sépulcre. Ici, dans cette église, à la charpente robuste, vraiment laide, se trouve ce que l’on peut imaginer de plus sacré : le calvaire et le sépulcre ».

A vrai dire, j’étais un peu préparée à affronter ce lieu, parce que la dernière partie du chemin m’avait inspiré un vif sentiment de douleur et presque d’effarement. Il me semblait que Jésus était encore entre les mains de ses bourreaux et que des luttes sans fin avaient empêché ceux qui en avaient le droit de garder, avec amour et vénération, ces pierres, ces lieux où il était passé.

Nous entrâmes. Le chemin dans l’église, je n’en garde pas souvenir. nous empruntâmes un petit escalier étroit, au marbre poli par les millions de pèlerins qui l’avaient gravi, et nous nous trouvâmes en face d’un autel. Les Grecs orthodoxes et les Arméniens pouvaient également y célébrer leurs offices.

Un guide nous montra un trou, à travers une vitre qui protégeait un rocher, et nous dit : « C’est dans ce trou que fut plantée la croix ».

Soudain, sans nous être concertés, nous nous trouvâmes tous à genoux.

Je me recueillis un instant.

Dans ce trou avait été plantée la croix… la première croix.

S’il n’y avait pas eu cette première croix, ma vie, la vie de millions de chrétiens qui suivent Jésus en portant leur croix, mes souffrances, les souffrances de millions de chrétiens n’auraient pas eu de nom, n’auraient pas eu de sens. C’est lui qui, élevé ici en croix comme un malfaiteur, donna valeur et raison d’être à l’océan d’angoisse qui envahit l’humanité en chacun de ses membres, et parfois la submerge.

Je ne dis rien à Jésus à ce moment-là. Cette pierre trouée avait tout exprimé.

J’ajoutai seulement, comme un enfant extasié : « C’est ici, Jésus, que je veux, à nouveau, planter ma croix, nos croix, les croix de tous ceux qui te connaissent et de tous ceux qui ne te connaissent pas. »

Je sortis du sépulcre avec un sentiment bien différent de celui que j’avais en entrant. J’étais confiante, pleine d’espérance : un jour peut-être ce ciel de Jérusalem, qui aujourd’hui couvre une multitude de frères éloignés les uns des autres, entendra-t-il à nouveau, si quelqu’un demande à voir un frère qui n’est encore pleinement uni, les paroles de l’ange à Marie-Madeleine : « Il est ressuscité, il n’est pas ici [76]. »


Extraits de Scritti Spirituali 1 “L’attrattiva del tempo moderno” – Città Nuova,  3° ed.1991

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