Cet article a été publié en néerlandais dans la revue Nieuwe Stad 2020 – 2.

Hiérarchie et immunité
Un monde civilisé se mesure, même en dehors d’une situation de crise, à la façon dont il traite les plus vulnérables. S’ils ne peuvent pas participer à la société de manière inclusive parce que leurs droits fondamentaux tels que l’emploi, le logement, l’éducation, etc. sont menacés, alors notre démocratie n’est rien d’autre qu’une illusion.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à l’un des paradoxes de notre système socio-économique. D’une part, il prône une lutte contre les inégalités fondée sur les principes démocratiques de liberté et d’égalité, tout en maintenant, voire en renforçant, les inégalités. Notre société est fière de ses réalisations en matière de liberté et d’égalité, mais chaque jour, nous sommes confrontés à d’innombrables problèmes de manque de liberté et d’inégalité. Qu’est-ce qui fait obstacle à la mise en pratique de la fraternité et de l’égalité ?

Il existe un lien logique et historique fort entre « hiérarchie » et « immunité » (au sens de Van Daele : ne pas être soumis à certaines lois, être exempté de charges publiques, jouir de la liberté de droits ou de l’immunité). Au cours des siècles, la distance s’est créée. La fonction de la structure hiérarchique était de maintenir la séparation entre ce qui était « pur » et « impur ». Aujourd’hui, dans les entreprises capitalistes typiques, il y a peu ou pas de contact réel entre les cadres supérieurs et les échelons « inférieurs », toujours selon la même logique. Les entreprises capitalistes adhèrent à des principes hiérarchiques sans établir de relations. Cependant, les entreprises et les organisations ne fonctionnent pas de manière optimale lorsque les relations mutuelles ne sont rien d’autre que des relations purement contractuelles : il manque un deuxième pilier indispensable, à savoir la conscience que nous faisons partie d’un destin que nous ne pouvons réaliser ensemble qu’avec la contribution de chacun (voir : « Gratuité et marché », p. 127). La hiérarchie et la structure d’une organisation doivent s’accompagner d’une attitude d’égalité et de fraternité. L' »immunité » (en latin : immunitas) de la structure hiérarchique doit être compensée par la « communauté » (en latin : communitas) du don mutuel : ce n’est qu’alors que les institutions et les entreprises deviennent des organisations prophétiques qui ont un avenir.
La coopération en tant que principe coopératif à valeur ajoutée sociale

Aristote parle dans ce contexte de la « philia », que l’on peut traduire aujourd’hui par « amitié » (ou fraternité) et de ce que l’on peut également décrire au sein d’une entreprise comme une « réciprocité non contractuelle ». L’être humain, dit Aristote, est axé sur le dialogue et la formation de relations avec les autres, tant au sein de l’entreprise qu’à l’extérieur, avec les collègues comme avec les fournisseurs et même avec les concurrents.
L’Église en tant qu’entreprise

Au fil des siècles, l’Église s’est développée hiérarchiquement autour du pape, des évêques et des prêtres pour l’aspect institutionnel, et aussi prophétiquement à partir de figures charismatiques comme Augustin, François, Benoît… Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Focolari, compare l’Église à un arbre. Avec seulement des animateurs charismatiques, elle ressemblerait à un arbre avec des feuilles et des fruits, mais sans tronc. A l’inverse, avec une structure uniquement hiérarchique, l’Eglise n’est qu’un tronc avec des branches. L’Église, elle aussi, a besoin non seulement des structures institutionnelles et structurelles d’une entreprise, mais aussi d’une inspiration prophétique et charismatique, et les deux réalités doivent s’entremêler.
Ce n’est que lorsque les deux éléments sont en équilibre que l’Église peut contribuer à la réalisation du souhait ultime du Christ « que tous soient un » (Jn 17, 21). En effet, ici aussi, il faut plus que le désir de souscrire aux objectifs d’une organisation de personnes partageant les mêmes idées. S’aimer les uns les autres à la mesure de l’amour du Christ pour nous est le deuxième volet essentiel.
Une ‘réflexion inconditionnelle axée sur le nous’ crée une valeur ajoutée sociale
Sur le terrain, la combinaison de ces deux aspects signifie une coopération positive de haut en bas. Ce phénomène prend tout son sens lorsqu’il est vécu à partir d’un « nous » inconditionnel. La mesure dans laquelle cette ‘rationalité du nous’ est appliquée détermine également si des personnes sont exclues ou non.

Inclusion au travail
Aujourd’hui, il existe des milliers d’entreprises innovantes qui intègrent structurellement la fraternité dans leur modèle d’entreprise. Leur caractère social n’est pas seulement un potentiel pour l’avenir, ils sont aussi une alternative à part entière à plusieurs de nos sociétés capitalistes et néo-libérales. Leur force peut permettre une percée majeure vers un scénario de ‘social business as usual’ dans lequel l’accent social sur le bien commun devient habituel. L’entreprise sociale devient alors le nouveau ‘business as usual’.
Si nous voulons intégrer à grande échelle nos idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité dans l’environnement de travail, nous devons toujours laisser une place au renouveau prophétique et charismatique dans les structures de l’entreprise.
Alexis Versele
L’architecte Alexis Versele est lié à la KU Leuven, Campus Technologie Gent. Son domaine, ce sont les constructions et l’habitat socio-écologique, notamment pour le groupe de recherche « Physique de construction et construction durable ». Alexis est actif chez Domus Mundi asbl, qui s’occupe de construction et d’habitat durable en faveur de groupes fragilisés.



